C’est dire si la question préjudicielle posée par le tribunal de commerce de Paris dans un jugement du 19 décembre 2018 était opportune. Il s’agissait précisément de savoir si le droit de l’Union européenne impose qu’un agent commercial ait le pouvoir de modifier les tarifs et conditions des contrats de vente de son donneur d’ordres (T. com. Paris, 19e ch., 19 déc. 2018, RG n° 2017015204).
Le 4 juin 2020, la Cour de justice répond fermement : « L’article 1er, paragraphe 2, de la directive 86/653 doit être interprété en ce sens qu’une personne ne doit pas nécessairement disposer de la faculté de modifier les prix des marchandises dont elle assure la vente pour le compte du commettant pour être qualifiée d’agent commercial, au sens de cette disposition » (CJUE, 4 juin 2020, Aff. C-828/18). Au rebours de la Cour de cassation, la juridiction européenne consacre une approche beaucoup plus large du concept de négociation.
Tant mieux ! L’efficacité du statut d’agent commercial en dépendait.
Cette décision marque une étape importante pour les agents commerciaux, en particulier ceux opérant dans des secteurs où les marges de manœuvre sont limitées, comme le secteur automobile. Par exemple, les concessionnaires automobiles, souvent tenus par des politiques de prix strictes imposées par les constructeurs, peuvent toujours être reconnus comme agents commerciaux même s’ils ne peuvent pas modifier les prix des véhicules. Cela confirme que leur rôle ne se limite pas à la simple exécution de contrats, mais englobe aussi la fidélisation des clients et la gestion des relations avec ceux-ci, renforçant ainsi leur statut d’être concessionnaire automobile.
Bien qu’elle ne soit définie dans aucun texte, la négociation constitue le centre de gravité de la définition de l’agent. Dans ces conditions, le champ d’application du statut s’étend ou se restreint à mesure que la signification du concept de négociation s’avère plus ou moins large. Surtout, plus la négociation fait l’objet d’une conception exigeante, plus les parties disposent d’une marge de manœuvre afin d’écarter le statut puisqu’il leur suffit de restreindre les pouvoirs de l’intermédiaire à cet effet. A tel point qu’il ne sert plus à grand-chose de reconnaître une valeur d’ordre public à la plupart des dispositions du statut d’agent commercial, les parties pouvant très facilement en contourner l’application.
Tel est le problème de la solution retenue depuis 2008 par la Cour de cassation. En considérant que le pouvoir de négocier implique celui de modifier le contenu du contrat négocié pour le compte d’autrui, la Haute juridiction facilite grandement l’éviction du statut commercial par une simple clause imposant à l’agent de respecter scrupuleusement des tarifs et conditions du mandant. La Cour de justice de l’Union européenne le relève expressément dans son arrêt du 4 juin 2020 : une interprétation restrictive du concept de négociation permet au mandant « de se soustraire aux dispositions impératives de la directive aux dispositions impératives de la directive 86/653, en particulier à celle relative à l’indemnisation de l’agent commercial en cas de cessation du contrat, en réservant dans ce contrat tout droit de négocier le prix des marchandises » (CJUE, 4 juin 2020, Aff. C-828/18, spéc. pt 37-38).
Au demeurant, l’interprétation retenue par la Cour de cassation ne résiste pas à l’examen. Rien ne permet de limiter le pouvoir de négocier à celui de modifier le contenu du contrat négocié. La négociation peut effectivement être caractérisée par le démarchage de la clientèle, l’orientation de son choix en fonction de ses besoins, sa fidélisation par des actions commerciales ou encore la valorisation du produit. Elle ne désigne pas tant alors une œuvre de confection que de conviction. Il s’agit moins de façonner le contenu d’un contrat que d’en faciliter la conclusion. Prenons les distributeurs d’abonnements de téléphonie mobile par exemple. La plupart n’ont aucune marge de manœuvre : ils doivent commercialiser les offres arrêtées et prédéfinies par les opérateurs. On ne saurait pour autant leur dénier la qualité d’agent pour ce seul motif.
En pratique, nombreux sont les agents dont le pouvoir se borne à négocier un contrat pour le compte d’autrui, la conclusion de celui-ci étant réservée au donneur d’ordres. Le principal est que l’agent respecte les instructions de son mandant. Que celles-ci soient plus ou moins précises n’a pas d’importance.
C’est ce que rappelle encore opportunément la Cour de justice : si l’agent doit veiller aux intérêts du donneur d’ordres, notamment en s’employant comme il se doit à la négociation et, le cas échéant, à la conclusion des opérations dont il est chargé par celui-ci, l’objet de son activité dépend des termes du contrat qui le lie au mandant. « Or un tel contrat peut prévoir les prix de vente des marchandises, sans qu’il soit possible pour l’agent commercial de les modifier dans le cadre de la négociation ». En effet, ajoute-t-elle, « une telle fixation contractuelle des prix de vente des marchandises peut être justifiée par des raisons de politique commerciale, laquelle requiert la prise en compte de facteurs tels que la position d’une entreprise sur le marché, les prix pratiqués par les concurrents et la pérennité de cette entreprise ». La motivation est beaucoup plus pragmatique que celle adoptée jusqu’alors par la Cour de cassation.
De manière générale, la fonction première d’un agent n’est-elle pas avant tout de rattacher une clientèle au mandant ? De ce point de vue, la détermination du prix apparaît accessoire. Soutiendra-t-on que l’essence de l’agence commerciale est moins le pouvoir formel de représentation que l’indépendance dans laquelle s’exerce une représentation de fait, qui fait qu’une part de la richesse créée puisse être imputée en propre à l’agent ? Que l’intermédiaire ne puisse rien changer aux termes du contrat est toutefois une chose ; qu’aucune part de richesse ne puisse lui être imputée en est une autre. Un intermédiaire peut ne pas avoir le pouvoir de modifier le contenu du contrat qu’il propose pour le compte d’autrui sans être passif pour autant. La Cour de justice l’exprime à nouveau très clairement en réponse à la question qui lui était posée : « la circonstance qu’un agent commercial ne dispose pas de la faculté de modifier les prix des marchandises dont il assure la vente pour le compte du commettant n’empêche pas l’accomplissement par l’agent commercial de ses tâches principales ».
L’agent est avant tout un intermédiaire. Son rôle consiste à favoriser la conclusion de contrats pour autrui. Il peut donc ne consister qu’en cela. Encore une fois, une interprétation restrictive de la notion de négociation fait la part trop belle aux contournements du statut protecteur que la loi prévoit au profit des agents commerciaux.
La ligne est donc désormais tracée. La Cour de cassation est tenue de la suivre.